Nous revenons sur une interview qu’il a accordé le 2 février 1976, à un journaliste de France Inter. Dans cet entretien à bâton rompu, le Chef de l’Etat parlait du Cameroun son pays, de ses collaborateurs et enfin de l’exercice du pouvoir
Je vous remercie, monsieur le Président, de nous recevoir dans ce pays. Le Cameroun, c’est l’Afrique en miniature, il est à la rencontre de plusieurs civilisations, de plusieurs races, de plusieurs peuples, qui partage ses frontières avec des pays comme le Gabon, la Guinée Equatoriale, le Congo la République Centrafricaine, le Tchad et bien d’autres. Votre pays est un pont entre l’Afrique équatoriale au Sud et l’Afrique tropicale au Nord. Rare sont monsieur le Président, ceux qui ont eu l’honneur de fonder une nation. Alors, est – il difficile de personnaliser le symbole de l’indépendance nationale ?
- Son Excellence Mr Ahmadou Ahidjo : Effectivement, c’est difficile de personnaliser le symbole, de la nation. Vous avez dit qu’il y’a peu d’hommes qui ont fondé une nation, je voudrais vous dire tout de suite que je considère que j’ai contribué, que je contribue à fonder une nation et, non pas que j’ai fondé ou que je fonde une nation.
On peut penser qu’une nation commence à partir de son indépendance, on peut donc dire qu’à partir de 1960, vous avez inventé un nouveau pays.
- SE. Ahmadou Ahidjo : Pour ce qui est du Cameroun, on peut dire qu’avant l’indépendance, il y’avait une conscience nationale. Vous savez le Cameroun a été une colonie allemande, jusqu’à la première guerre mondiale, après cette époque, notre pays a été placé sous mandat de la France, de l’Angleterre, de la société des nations et après la dernière guerre, le Cameroun a été placé par les Nations Unies, sous mandat de la France et de l’Angleterre. Et cette situation est particulière, par rapport aux autres territoires africains, a fait que les camerounais, avant leur accession à l’indépendance, avait une conscience nationale par le fait qu’il avait vocation, depuis bien longtemps, à prendre son indépendance.
Et à quel peuple accordez-vous votre cœur ? A l’Allemagne, à la France ou à l’Angleterre ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : Vous savez, je n’ai pas connu l’Allemagne, ils sont partis du Cameroun avant que je ne sois né. Je suis né du temps des français, j’étais à l’école française et, j’ai travaillé dans l’administration française… J’ai donc plus de liens avec ce pays qu’avec les allemands et les anglais que j’ai connu par la suite.
Soyons tous à fait franc, vous n’avez rien à reprocher aux français ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : Aujourd’hui, franchement non. Bien sûr, avec la colonisation, en tant que camerounais, j’avais beaucoup de choses à reprocher aux français, à ce pays, lorsqu’il nous administrait dans le domaine économique, dans les rapports avec les hommes. Tout est différent depuis que nous sommes indépendants. Les rapports entre nos deux pays sont des rapports normaux et pour ce qui me concerne, je n’ai rien de spécial à leur reprocher.
Oublions un peu le Président, Ahmadou Ahidjo, étiez vous né pour avoir un rôle aussi imminent ? Quelle était la chose qui vous prédestinait à ce rôle ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : Dieu, certainement.
Vous avez une croyance forte en Dieu ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : Ah oui. Si je suis devenu ce que je suis, je suis sûr que c’est parce que Dieu l’avait décidé. Ceci dit, dans ma jeunesse, je ne me rappelle pas avoir pensé devenir un homme d’état, encore moins un Chef d’Etat.
Il faut quand même avoir, je ne dirais pas de l’orgueil, mais quand même un certain sens de l’Etat.
- SE : Ahmadou Ahidjo : Oui, à partir du moment où je me suis occupé des affaires publiques, dans les assemblées, j’ai eu des ambitions, d’abord pour me faire élire la première fois, j’en ai eu, peut-être pas de manière exagérée mais, je pense que cela a compté dans le déroulement de ma carrière politique.
Mais, un jour avez-vous pensé que vous serez à la tête de cet Etat ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : Franchement, non.
Vous avez quand même eu envie de chasser ceux qui étaient là ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : A partir du moment où j’ai commencé à faire de la politique très jeune et, je l’ai relevé plus haut, le Cameroun avait vocation à l’indépendance, je souhaitais que cette indépendance intervienne le plus tôt possible, en tenant compte des réalités. Si c’est cela que vous appelez souhaiter chasser les français ou les anglais…
A votre avis, quelles sont les qualités nécessaires d’un Chef d’Etat ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : Il faut beaucoup de qualité. Il m’est difficile d’énumérer ses qualités mais, je crois qu’il faut du bon sens, il faut être assez intelligent, du courage, du cœur. Il faut avant tout être patriote et aimer sincèrement son pays.
Dans le cas bien précis du Cameroun, des autres pays d’Afrique ou d’Asie, il faut en plus pour les hommes exceptionnels comme vous, faire preuve de tolérance, il ne fallait pas avoir l’esprit tribal, il ne fallait pas être sectaire et, il ne fallait pas être raciste. Et je dois dire que dans ce pays qui était fait d’une foultitude de secte, de peuples, l’unité que vous souhaitez n’était pas gagné dès le départ ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : Non, ce n’était pas gagné dès le départ, nous avons fait des progrès importants. La conscience nationale existe, l’unité nationale existe et, je dis à mes compatriotes que nous devons toujours être vigilants et veiller à ce que nous demeurions toujours unis. En effet, le Cameroun a toujours été riche dans sa diversité. Tribus diverses, religions diverses… Et pour ce qui me concerne, je dois dire depuis longtemps, avant même que je n’accède au poste de premier ministre ou de Président de la République, je pensais que les camerounais, étant donné notre situation, que nous fassions abstractions de nos appartenances ethniques, religieuses et travaillent pour l’unité du pays.
J’ai toujours été dans cet état d’esprit et, je dois dire que les circonstances m’ont aidé parce que dès mon jeune âge, comme fonctionnaire originaire du Nord Cameroun et, à l’époque, les régions du Cameroun était un peu étrangère les unes des autres, j’ai eu la chance de travailler dans diverses régions du pays. J’ai été le premier à travailler dans le Sud parce que les éléments du Nord qui sortaient de ce qu’on appelle école supérieure ici, étaient affectés dans le Nord. Cela m’a aidé par la suite à œuvrer pour l’unité nationale, cela m’a permis d’avoir des relations avec les camerounais de diverses régions et, j’ai constaté qu’en fait, qu’il n’y’avait pas de grandes différences entre nous.
Lors de la réunification des deux Cameroun, l’affaire n’a pas été aisée, elle a même été délicate. A un certain moment, avez-vous douté, avez-vous pensé que vous n’y arriverez jamais ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : Non, dès le début, quand j’ai accédé au pouvoir en 1958 et même avant cela, j’ai eu confiance, ayant eu les preuves que la majorité qui étaient sous la tutelle britannique, souhaitaient cette réunification. J’ai eu foi en l’avenir. Quand elle a eu lieu, je dois dire que beaucoup étaient sceptiques mais j’avais foi.
Je me rappelle d’ailleurs, une anecdote, quelque temps après la réunification, la situation du Cameroun était très difficile, du point de vue de l’ordre public, aussi bien ici qu’en Afrique occidentale. Une journaliste française m’a interviewé. Elle voulait savoir si je croyais en l’avenir de la réunification, j’ai répondu affirmativement mais, elle était sceptique. Elle me dit, vous dites cela parce que vous croyez en Dieu ou alors parce que vous êtes optimiste ? Je lui ai dit parce que je crois aux deux.
Mais monsieur le Président, vous semblez être très dur ave vos ennemis. On le ressent à travers cette phrase qui est de vous : Pas de liberté pour les ennemis de la liberté…Dans les cas difficiles, il faut agir durement.
- SE : Ahmadou Ahidjo : Oui, dans les cas difficiles, il faut agir durement, parce qu’il s’agit de l’intérêt supérieur du pays. Et il m’est arrivé au début des années de l’indépendance et même après, d’agir durement pour amener la paix et ramener sur le bon chemin, les camerounais qui s’étaient égarés.
Il fallait le faire ? La Patrie avant tout
- SE : Ahmadou Ahidjo : Oui et, si c’étai à refaire, je le referai.
Il y’a eu dans le Cameroun des groupes de pression, des groupes d’adversaires armés qui seraient prêts à vous contrer. Vous pensez que c’est la vérité qui finit par triompher ; quelle est la vôtre, monsieur le Président ?
- SE : Ahmadou Ahidjo : La vérité profonde pour moi, c’est ce que les camerounais sont condamnés à vivre ensembles. C’est le maintien de leur unité nationale qui fera leur bonheur, qui fera le bonheur de leurs enfants. Il faut que tous ceux qui sont responsables, non seulement le Président de la République, les ministres, les députés mais aussi les élites, les fonctionnaires, tous soient conscients de cela et travaillent pour cet objectif. C’est cela ma vérité, c’est ce que j’estime utile, et même indispensable à notre pays. Et, je crois qu’à partir du moment où on en est conscients, quels que soient les difficultés, il faut tout faire pour aller de l’avant.
Interview retranscrite par Nicole Ricci Minyem