L’ancien secrétaire général de la présidence de la République, et ancien médecin personnel de Paul Biya demande à ce dernier d’arrêter la rhétorique guerrière sur la crise anglophone. Il livre quelques pistes de solutions.
Monsieur le Président,
Au moment où notre Nation, lentement mais fatalement s’en va glissant vers une déréliction certaine, ébranlée et fissurée qu’elle est dans l’essence même de ses fondements historiques, la spontanéité de ma plume téméraire interpelle dans son élan le citoyen patriote que je suis. Lui résister eût été une manifeste malhonnêteté intellectuelle vis-à-vis de vous, vis-à-vis de mon pays, et même un coupable reniement de mes propres convictions. C’est pourquoi, à toutes mes différentes et précédentes interventions médiatiques, je viens respectueusement joindre cette lettre ouverte à votre intention.
En prologue, permettez que je vous propose la visite de ce bref quatrain de Nicolas de Lyre, pouvant susciter quelques réflexions lumineuses dans la recherche d’une solution définitive au problème existentiel qui nous taraude, à savoir la guerre civile dans les zones du Nord-Ouest et du Sud-ouest de notre pays :
La lettre enseigne les faits
L’allégorie ce qu’il faut croire
La morale ce qu’il faut faire
L’anagogie ce vers quoi il faut tendre. »
La suite de ma réflexion s’articule sur les 4 volets suivants :
Un rappel synoptique des faits historiques ;
Le déclenchement de la crise ;
Les conséquences ;
La proposition de solutions.
Rappel synoptique des événements historiques
En février 1916, en pleine 1ere guère mondiale, l’Allemagne perd le Kamerun sous les assauts franco-britanniques. Un accord de partage (la première division non consentante de notre pays) est organisé entre la France et la Grande-Bretagne. Les 4/5 du territoire vont à la France et le 1/5 à la Grande-Bretagne divisé en 2 parties, le Northern Cameroon et le Southern Cameroon.
En 1922, par un accord de mandat de la Société des Nations (SDN), la France régira l’administration en zone francophone et la Grande-Bretagne en zone anglophone. A l’issue d’une 2e guerre mondiale, confirmant la défaite allemande, l’ONU confirmera cette répartition. En conclusion, à l’issue des 2 guerres mondiales, le Kamerun allemand sera divisé en 3 Etats : le Cameroun francophone et les 2 Cameroons anglophones : le Northern et le Southern Cameroons.
a/ De 1957 au 6 novembre 1982 : Régime du Président Ahmadou Ahidjo
Le 1er janvier 1960, le Cameroun francophone devient indépendant, sous la dénomination de République du Cameroun.
Les 11 et 12 février 1961, un plébiscite est organisé dans les 2 territoires, Northern et Southern Cameroons par les Britanniques, sous l’égide de l’ONU : le Northern choisira l’union avec le Nigeria et le Southern, l’union avec la République du Cameroun.
Du 16 au 22 juillet 1961, la Conférence de Foumban permet que les 2 Etats restant s’accordent pour la création d’un Etat fédéral : le 1er octobre 1961, une nouvelle Nation est née : la République Fédérale du Cameroun.
Le 20 mai 1972, le Président Ahmadou Ahidjo organise un referendum sur la fin du système fédéral en vigueur et la réunification de l’Etat oriental avec l’Etat occidental. Le « Oui » l’emporte et le pays devient la République Unie du Cameroun.
La rupture d’avec le travail d’unité, remarquablement accompli par l’ancien Président Ahmadou Ahidjo et les différents acteurs politiques de l’époque, fut une erreur inqualifiable.
b/Période du régime du Président Paul Biya, à partir du 6 novembre 1982.
Une démarche pour le moins curieuse vient remuer les cendres du passé par la loi no 84-1 du 4 février 1984, modifiant unilatéralement la dénomination du pays : la République Unie du Cameroun devient la République du Cameroun.
Erreur aussi politique qu’historique, ce changement sémantique sera malheureusement entériné au forceps lors de la révision de la Constitution du 18 janvier 1996, et sera ressenti de la part des Camerounais issus de la zone anglophone, comme un camouflet, une humiliation, un authentique mais incompréhensible reniement par le mépris d’un consensus historique mutuel d’unité dans le respect le plus absolu de la diversité… Erreur qui se paie très cher aujourd’hui, avec des conséquences pour le moins dramatiques…
Le déclenchement de la crise
En octobre-novembre 2016 : On assiste à des revendications corporatistes des Avocats et des Enseignants au Nord-Ouest et du Sud-Ouest, revendications tout-à-fait légitimes et qui, pour d’autres raisons, pourraient être faites dans n’importe quelle région de notre pays. Le système en place, par incompétence et une légèreté habituelle, en sous-estime les fondements. A cette désinvolture, il faut ajouter la non-application de la Constitution depuis plus de 20 ans. En outre, la répartition effective du pouvoir central dévoile une iniquité flagrante et ahurissante au Sommet de l’Etat : les francophones occupent depuis fort longtemps les postes majeurs :
Le Président de la République est francophone ;
Le Président du Sénat est francophone ;
Le Président l’Assemblée Nationale est francophone ;
Le Président du Conseil Economique et Social est francophone ;
Le Président du Conseil Constitutionnel est francophone ;
Le Président de la Cour Suprême est francophone ;
Le Premier Ministre, enfin, est anglophone.
Précédée par cet état des choses, une répression aveugle de ces revendications vient ouvrir largement la brèche où les partisans de la sécession viendront malheureusement s’engouffrer. Ma conviction est que nous aurions pu agir rapidement pour empêcher l’aggravation de cette situation. Ça n’a pas été le cas et je le regrette profondément.
Les conséquences
Elles sont désastreuses, la première étant la mise à rude épreuve de l’essence même de notre unité nationale. A la suite de nombreux et laborieux échanges, compromis devenus historiques, le Cameroun avait réussi, par la sagesse d’interlocuteurs patriotes des 2 cotés, francophones et anglophones, à bâtir un socle où devaient venir se fondre les différences et créer ainsi une unité dynamique. Cette unité devait être nourrie par la diversité de l’une et l’autre partie. En écoutant les uns et les autres, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, anglophones et francophones confondus, le Cameroun profond, unanime, tient à son unité. Cet heureux constat peut faciliter la recherche de solutions appropriées par la suite.
En attendant, les conséquences de cette guerre civile sont horribles. Tenez,
Monsieur le Président, quelques chiffres :
A) En pertes humaines et conséquences démographiques :
200 membres de nos forces de l’ordre et plus de 500 civils tués : une cruauté et une barbarie révélées par des images insoutenables.
L’exode des refugiés est massif, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays : selon l’UNHCR, les refugiés au Nigeria sont d’environ 30 000 Camerounais ; 4/5 sont des femmes et des enfants dont la scolarisation est sévèrement compromise. A l’intérieur, plus de 75 000 personnes déplacées ;
Des enlèvements d’une dizaine de Chefs d’entreprises, de hauts responsables et commis de l’Administration. Bref, environ 437.000 Camerounais ont fui leur domicile, dont 246.000 au Sud-Ouest et 191.000 au Nord-Ouest, un décor véritablement catastrophique.
Des villages incendiés et ravagés.
Des villages incendiés et ravagés.
B) Conséquences économiques et sociales
En référence à une étude détaillée du Groupement Inter-patronal du Cameroun (GICAM) du 13 septembre 2018, nous avons retenu quelques chiffres :
Un manque à gagner en termes de chiffres d’affaires de 269 milliards de FCFA dans les secteurs suivants :
Industries agro-alimentaires
Agro-industries locales
Télécommunications
Filières café-cacao
Services agricoles
Distributions, etc.
Un manque à gagner immédiat de 6 milliards de FCFA de recettes fiscales pour l’Etat au titre de l’acompte de l’impôt sur les sociétés.
Des pertes d’emplois dans le secteur formel des entreprises agro-industrielles évaluées à 8 000 emplois, à ajouter aux 6400 emplois perdus sur les sites en arrêt de production des agro-industries du fait de cette guerre civile.
La chute conséquente des recettes d’exportations évaluée à 20%, car 45% du cacao camerounais provient du Sud-Ouest et 75% du café arabica du Nord-Ouest.
Le taux de chômage dans l’agriculture est en hausse de 7% : en exemple, la CDC (2e employeur après l’Etat), n’a que 7 sites fonctionnels sur les 20 au total…
En guise de synthèse, cette crise a des conséquences humaines, économiques et sociales désastreuses. Chaque jour qui passe en amplifie la dimension et la profondeur. La routine de la désolation, de l’insécurité, s’installe dans l’indifférence générale. Le feu et le sang de nos frères et sœurs citoyens s’entremêlent dans un enfer ardent. Horresco referens !
Monsieur le Président,
J’ai la certitude qu’en parcourant ces quelques lignes, qui viennent s’ajouter à votre information quotidienne, vous compatirez avec votre peuple, aujourd’hui hagard de sa détresse !
-Solutions préconisées :
Monsieur le Président, vous conviendrez avec moi que les mesures préconisées jusqu’à présent sont demeurées infructueuses. Souffrez tout autant d’en faire ce constat avec moi :
La création par décret d’un organe de promotion du bilinguisme : pléthorique et couteux, il s’est avéré inefficace, car cette crise n’est pas un problème de langue et de culture.
La libération par décret de 289 individus : un geste certes de bonne volonté, mais périphérique quant à l’essence même du problème.
Des tentatives de rencontres et d’échanges informels à différents niveaux, intérieurs et extérieurs de la société civile… tout aussi infructueuses…
Et surtout, « the last but not the least », votre détermination clairement affichée d’anéantir par la force les partisans de la sécession au cours de vos multiples interventions médiatiques.
Monsieur le Président,
Toutes ces mesures ont plutôt créé et exacerbé la radicalisation ; chaque jour qui passe enlise la situation et chaque mort de nos citoyens est une mort de trop. Toute guerre, d’où qu’elle vienne est la négation de l’humanité par elle-même. Cette guerre civile qui détruit notre Nation en est l’anéantissement même.
Cette insécurité permanente pèse et pèsera lourd dans notre univers sociopolitique. J’avais préconisé avec véhémence de surseoir aux élections présidentielles. Mon appel fut étouffé… Je reste persuadé que vouloir reprendre des élections législatives et municipales sans résoudre le drame que vit notre pays au Nord-Ouest et au Sud-Ouest, c’est augmenter les frustrations chez nos compatriotes et cela risque d’être une fois de plus mal pris ou mal interprété sur le plan national et international. Aujourd’hui, la suite des événements appelle à de nouvelles recommandations et à des solutions sans délai, présidées et ordonnées par vous-même.
Conclusion :
Recommandations :
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, je vous suggère respectueusement de surseoir à tout suffrage électoral aussi bien les législatives que les communales. Non seulement l’insécurité qui règne dans le pays en interdit l’application des règles démocratiques, mais le code électoral en vigueur étant essentiellement anti-démocratique, organiser des élections dans ces conditions serait entériner la sécession de fait de notre Cher pays, responsabilité trop lourde à porter pour tout leader, et qui plus est, pour celui qui s’est engagé à laisser en héritage une « Nation Unie et indivisible dans sa diversité».
En tout état de cause, les résultats issus de telles élections, quels qu’ils soient, entraîneraient des contestations tout aussi incontrôlées et alimentant le cycle de la violence. La priorité des priorités, comme je l’ai affirmé de nombreuses fois, c’est la résolution de la crise dite anglophone, dans les 2 régions de notre pays : le Sud-Ouest et le Nord-Ouest.
Proposition de solutions :
Une adresse solennelle, médiatisée, du Président de la République, à la Nation, ordonnant l’arrêt des hostilités sans délai, déclenchant le retrait du dispositif militaire de ces 2 zones, dans le respect des règles de sécurité bien évidemment.
Ouvrir en même temps des Assises Nationales présidées par le Président de la République lui-même, réunissant tous les représentants des forces vives de la Nation : majorité et opposition politiques, religieux, société civile sans oublier les représentants des partisans de la sécession…
Débats ouverts concernant notamment une armistice et les conditions d’une éventuelle amnistie…
Débat sur le code électoral et sur le mode de désignation des membres d’Elecam, préalables nécessaires pour détendre l’atmosphère politique. Mais surtout pour accéder à un minimum de démocratie à laquelle aspire notre société depuis si longtemps déjà.
Clôture des Assises par le Président de la République lui-même, étant entendu que les résolutions retenues par ces Assises seront exécutées et suivies par un organe « ad hoc » issu des assises. Le président peut, par un tel acte, redonner espoir aux Camerounais.
Enfin, pour détendre l’atmosphère sociopolitique particulièrement fébrile en ce moment, je vous suggère respectueusement la libération du Professeur Maurice Kamto et ses partisans, étant entendu que ceux qui ont vandalisé les Ambassades de la République du Cameroun en Europe (Paris, Berlin, …) doivent être poursuivis selon la Loi.
Telles sont, à l’aune d’une analyse profonde, les réflexions que j’ai bien voulu partager avec vous dans l’intérêt supérieur de notre pays.
Aujourd’hui, le 13 Février 2019, je viens vous souhaiter un Joyeux anniversaire. Monsieur le Président, que Dieu vous bénisse.
En attendant, Monsieur le Président, je vous prie d’agréer ma très haute considération.