Un forage gazier dans l’Arctique russe, d’immenses réserves pétrolières aux Emirats arabes unis, des projets menacés au Mozambique…
Selon une étude publiée le 12 mai et analysée par l’ONG Reclaim Finance, la major française Total Energies est impliquée dans 25 "bombes carbone”, dont quatre n’étaient pas (encore) en développement en 2021.
Ces dernières ne devraient d’ailleurs ni être explorées ni exploitées si Total Energies, qui a annoncé en février un bénéfice net de 16 milliards de dollars, veut s’aligner sur la trajectoire zéro carbone conseillée par l’Agence internationale de l’énergie (AIE).
Plutôt connue pour ses positions conservatrices, l’AIE a appelé à ne plus valider à partir de 2021 le développement de nouveaux gisements pétroliers et gaziers et à investir massivement vers les énergies renouvelables pour garder le contrôle sur le dérèglement climatique.
L’information est capitale alors que les actionnaires de l’entreprise doivent donner leur avis mercredi, lors de l’assemblée générale annuelle, sur le rapport concernant la stratégie du groupe pour atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Contactée par 20 Minutes, Total Energies ne souhaite pas commenter cette étude.
Des chercheurs ont recensé 425 bombes carbone dans le monde
Qu’est-ce qu’une bombe carbone ? Cette notion désigne les plus gros projets d’extraction d’énergies fossiles, dont les émissions potentielles dépasseraient 1 gigatonne de CO2 sur leur durée d’exploitation.
Pour la première fois, des chercheurs en ont recensé 425 dans le monde, dont 195 projets pétroliers et gaziers et 230 miniers. Additionné, l’ensemble de ces projets ferait exploser le budget carbone dont la planète dispose pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C “par un facteur de deux”, indiquent les chercheurs dans Energy Policy.
“Cette étude créé un nouveau cadre qui met l’accent sur ce que les industriels du gaz, du pétrole et du charbon voient comme le business as usual et montre que ce statu quo est un problème face à l’urgence climatique”, souligne Kjell Kühne, son auteur principal et doctorant à l’université de Leeds au Royaume-Uni. En 2011, il a participé à la création de la campagne Leave it in the Ground, qui plaide pour mettre fin à l’utilisation des énergies fossiles.
Total Energies est impliquée dans 25 projets très polluants
Ces chiffrages ont été rendus possibles notamment grâce à la base de données payante Rystad Energy, un cabinet de conseil indépendant sur l’industrie pétrolière et gazière, basé en Norvège. L’ONG Reclaim Finance, qui a accès à cette base, a analysé pour 20 Minutes la participation de Total Energies dans ces bombes carbone.
L’entreprise est impliquée dans 25 projets, dont les émissions potentielles cumulées s’élèvent à 59,6 Gt de CO2. Russie, Chine, Moyen-Orient : 13 d’entre eux sont également situés dans les régions où sont concentrées les bombes carbone.
Plusieurs projets, déjà en développement, auront un lourd impact si toutes leurs réserves connues sont exploitées. En Argentine, les émissions potentielles des réserves pétrolières et gazières Vaca Muerta Shale sont estimées à 5,2 Gt de CO2, aux Etats-Unis, celles du projet de Utica Shale, détenu à 100 % par l’entreprise, sont évaluées à 7,7 Gt de CO2, celles de Changqing en Chine atteindraient 4,9 Gt de CO2. Aux Emirats arabes unis, où TotalEnergies est impliquée dans six bombes carbone, l’ensemble de ces projets pétroliers et gaziers pourraient émettre 16,5 Gt de CO2.
“Nous ne devons plus développer de nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles”
Mais les bombes carbone les plus inquiétantes, qu’il faudrait « désamorcer » au plus vite selon les chercheurs, s’avèrent être les nouveaux projets qui n’ont pas encore été lancés.
“Comme le montrent les études scientifiques, le rapport de l’AIE, comme le répète le secrétaire général des Nations Unies, nous ne devons plus développer de nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles, nous ne devons plus investir là, explique Kjell Kühne.
Les projets en cours peuvent déjà nous emmener au-delà d’un réchauffement à 1,5 °C ou 2°C. Il faudra donc fermer les infrastructures actuelles avant que leurs réserves ne soient épuisées. Si nous construisons aujourd’hui de nouveaux projets, il faudra les fermer plus tôt et certains perdront de l’argent dans le processus”.
Dans leur étude, les chercheurs proposent un moratoire sur cette centaine de nouveaux projets, ce qui permettrait d’éviter un tiers d’émissions potentielles de CO2. En 2021, TotalEnergies prévoyait quatre nouvelles « bombes carbone”, situées en Russie, au Brésil et au Mozambique, et dont le développement n’avait pas encore commencé.
“Ce sont donc des projets qui sont directement incompatibles avec ce que dit l’AIE, précise Guillaume Pottier, chargé de campagne auprès des acteurs financiers pour Reclaim Finance. Total Energies, ou ses actionnaires, auraient tout à fait le pouvoir de ne pas les développer”. Leurs émissions potentielles cumulées atteignent 5,7 Gt de CO2.
“La transition énergétique n’est pas là”
Dans la prochaine décennie, TotalEnergies prévoit d’investir de larges sommes dans les énergies fossiles, tout comme Saudi Aramco, Gazprom, ExxonMobil ou Shell.
“La transition énergétique n’est pas là, estime Guillaume Pottier. Il faudrait que TotalEnergies montre très rapidement qu’elle est capable de baisser sa production fossile tout en augmentant sa production renouvelable, ce qui n’est pas le cas”.
En 2020, 84 % des investissements, soit 11 milliards de dollars, ont été dirigés vers les énergies fossiles, précise-t-il. “Sur la période 2022-2025, on est à plus de 70 %, soit 10,1 milliards de dollars qui iront chaque année dans les énergies fossiles”, ajoute-t-il.
En comparaison, sur cette période, l’entreprise prévoit d’investir 3,5 milliards de dollars par an dans les énergies renouvelables. Elle s’est fixé un objectif de 100 GW de capacités renouvelables en 2030.
Dans une enquête fouillée, le Guardian a montré que 12 majors pétrolières et gazières – dont TotalEnergies – prévoyaient d’investir, chaque jour jusqu’en 2030, des millions de dollars dans des projets incompatibles avec un réchauffement limité à 1,65 °C et, même au-delà, incompatible avec un réchauffement limité à 2,7 °C.
Dans l’Arctique, au Mozambique, des projets compromis
Dans l’Arctique russe, une des régions qui se réchauffent le plus rapidement sur Terre, le gigantesque projet de gaz naturel liquéfié Arctic LNG 2 est devenu particulièrement controversé depuis la guerre en Ukraine.
Si TotalEnergies va renoncer au pétrole russe d’ici à la fin de l’année, l’entreprise n’abandonne pas encore ses investissements gaziers et notamment Yamal LNG, déjà en fonctionnement, et Arctic LNG 2. Fin avril, elle a annoncé une dépréciation d’actifs de 4,1 milliards d’euros sur ce projet, en raison des sanctions contre Moscou.
Au Mozambique, ses trois projets gaziers et pétroliers souffrent également de la situation très tendue dans le pays. Le développement d’un projet de gaz naturel liquéfié de 16,5 milliards d’euros avait commencé en 2020. Mais après une attaque de djihadistes sur un site dans la province de Cabo Delgado, TotalEnergies l’a suspendu en avril 2021.
Au Brésil, Libra, un immense champ pétrolifère offshore découvert dans l’océan Atlantique, est un autre projet au large de Rio de Janeiro. L’exploitation d’une partie de ce champ géant en eaux profondes a commencé en 2017 dans une phase de préproduction, nommée Mero.
“La stratégie de TotalEnergies n’est toujours pas alignée avec l’accord de Paris”
TotalEnergies défend, cependant, ses investissements et veut poursuivre son développement sur toute la chaîne du gaz naturel liquéfié. Elle indique à 20 Minutes qu’en 2050, les énergies fossiles ne devraient pas représenter plus de 25 % de son mix de production d’énergies et qu’elle sera donc “en ligne avec le point d’atterrissage du scénario de l’AIE”.
Selon la coalition d’investisseurs Climate Action 100 +, qui note les efforts des plus grands pollueurs en faveur du climat, TotalEnergies n’a pas encore décarboné ses dépenses d’investissements, bien que l’entreprise se soit fixée des ambitions de neutralité carbone d’ici à 2050.
Depuis deux ans, un petit groupe d’actionnaires fait pression pour que la société s’engage de manière plus significative. “Nous considérons que la stratégie de TotalEnergies n’est toujours pas alignée avec l’accord de Paris”, regrette, auprès de 20 Minutes, le fonds d’investissement Edmond de Rothschild AM, soulignant que TotalEnergies n’a pas d’objectif chiffré de réduction absolue de ses autres émissions indirectes (dites scope 3) au niveau mondial avant 2030.
“Son objectif 2030 semble être que ses émissions absolues restent globalement stables, ce qui n’est pas compatible avec les différents scénarios scientifiques et les préconisations du Giec”, ajoute le fonds.
Onze actionnaires ont voulu porter une résolution devant l’AG ce mercredi pour que TotalEnergies s’engage dans une stratégie climat avec des objectifs alignés sur l’accord de Paris, ce qu’a refusé le conseil d’administration. “Cela ne tient absolument pas compte de l’urgence climatique”, déplore Edmond de Rothschild AM.
N.R.M