Alors que Mongo Beti rend hommage au militant anticolonial camerounais Ruben Um Nyobè dans ce qui deviendra l’un des chefs-d’œuvre de la littérature africaine au lendemain des indépendances, Remember Ruben, naît à Yaoundé avec un certain Blick Bassy. Qui est-il et quels sont ses œuvres ?
Né en 1974, Blick Bassy est originaire de l'ethnie Bassa. Voix légère et dense, forte et fragile, posée sur une composition acoustique ciselée à la fois dépouillée et sophistiquée, la musique folk de Blick Bassy est à son image, nourrie de la culture bassa. Installé en France depuis dix ans, l’ancien fondateur du groupe Macase, multi récompensé en Afrique et en France, a passé une grande partie de son enfance au village, à Mintaba, dans la région du Centre. Il y a appris la musique assiko, mais aussi à vivre avec la forêt, à porter son attention sur son environnement pour adopter un comportement adapté.
« Parmi la jeune génération, beaucoup n’ont jamais entendu parler de Ruben Um Nyobè, mais le problème va plus loin que ça. Par ignorance de leur histoire, les gens se sont coupés de leurs racines et sont dans un mimétisme occidental, alors que tout notre écosystème et la nature imposent une autre réalité qui a besoin de solutions différentes que celles vantées par l’Occident. Ces solutions, nous les avons, mais nous ne les voyons pas car nous avons été éduqués pour ne pas les reconnaître. Nos modèles politiques, économiques et sociaux n’ont rien à voir avec ce que nous sommes réellement. Nous avons besoin de nous arrêter pour comprendre tout cela », analyse Blick Bassy, qui invite à repenser le lien avec les traditions.
« On ne nous a pas transmis notre histoire, ni à l’école ni au sein des familles. Mon grand-père a vécu caché dans la forêt pendant près de deux ans avec ma mère. En 2016, quand je l’ai interrogé à ce sujet, il chuchotait car il avait encore peur. Avec cet album, j’ai voulu rendre populaire cette histoire. Nous devons prendre en main le storytelling de notre passé et cela doit se faire dans nos langues, qui sont fondamentales dans la construction de nos imaginaires », précise l’artiste qui chante en bassa, dans une interview.
Carrière musicale
L’artiste, bercé par les rythmes et musiques traditionnels, a également exploré plusieurs types musicaux. Il connaît une ascension musicale fulgurante. Au début de sa carrière, Black Bassy crée deux groupes musicaux. À l'âge de 17 ans alors qu'il était encore lycéen, il crée le groupe, The Jazz Crew, qui a connu un succès au Cameroun. En 1996, il fonde le groupe Macase et entame une nouvelle expérience musicale. La musique du groupe Macasa qui mêle les rythmes bantous, au Jazz et au Soul assure la notoriété de Blick Bassy avec la sortie de deux albums : Etam en 1999 et Doulou en 2003.
Le groupe Macase obtient de nombreux Prix au niveau national et international tels que le Prix RFI Musiques du Monde et le Meilleur groupe par MASA en 2001 ; le Meilleur Nouveau Groupe africain aux Kora Prix et le Prix CICIBA en 2003. Puis en 2005, il décide de poursuivre sa carrière en solo et s’installe à Paris.
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En 2009, il sort son album, Léman, enregistré au studio de Salif Keita à Bamako au Mali. Chanté en français, en anglais et en Bassa, Léman retrace les voyages de l'artiste. Cet album est finaliste du Prix RFI Musiques du Monde. En mai 2011, il produit l'album Hongo Calling, qui est le cheminement et l'hommage qu'il rend à un rythme traditionnel Bassa, le Hongo. Dans cet album, Blick Bassy lit dans un style singulier les rythmes de son terroir au Soul et au Funk et retrace par la même occasion l'itinéraire des esclaves du Cameroun vers le Brésil qui emportaient avec eux leurs musiques. Plus tard, il produit son troisième album, Akö salué par la critique.
En 2019, il sort un quatrième album intitulé 1958 (chez No Format/Tôt ou Tard), dans lequel il rend hommage à Ruben Um Nyobe, héros de la résistance anticoloniale camerounaise.
Carrière littéraire
En 2016, Blick Bassy publie un roman, « Le Moabi cinéma », paru chez Gallimard qui remporte la même année le Grand Prix Littéraire d'Afrique Noire.
Une perle rare...
Danielle Ngono Efondo
Armand Leka Essomba, Sociologue, Laboratoire camerounais d’études et de recherches sur les sociétés contemporaines à l’Université de Yaoundé I nous replonge entre autres dans ce « sombre passé ».
« Ruben Um Nyobè, secrétaire général de l’Union des Populations du Cameroun, avait été abattu le 13 septembre 1958, en début d’après-midi, par les troupes françaises chargés de mettre fin à l’insurrection organisée dans la région de la Sanaga-Maritime depuis 1955 par le mouvement qu’il dirigeait.
C’était quelques secondes seulement après que la troupe eut tué un de ses aides, Pierre Yém Mback. En effet, en raison des indiscrétions de « ralliés », son campement avait été localisé au début du mois de septembre par le capitaine Agostini, officier de renseignements, et par l’inspecteur de la sureté, M. Conan. Au petit matin du samedi 13 septembre 1958, un détachement opérant par petites équipes de quatre à cinq hommes avait entrepris la fouille systématique des environs de Boumynébel, petite agglomération située sur la route Douala-Yaoundé. Un groupe parti du village de Libel li Ngoy comprenait en outre quelques « ralliés » et un certain nombre de prisonniers dont Esther Ngo Manguèlè, que l’on soupçonnait d’avoir travaillé comme agent de liaison du « grand maquis ».
Des renforts militaires étaient arrivés de Makai. D’autres avaient traversé la rivière Pugè, venant de Njok Nkong. La troupe, au complet, se retrouva au pied d’une colline située près du campement de Um. Après avoir bouclé l’ensemble de la zone, elle entreprit une chasse à l’homme, aidée des « pisteurs », des « ralliés » et des prisonniers. Elle ne mit pas longtemps avant de retrouver les traces des chaussures que portait Um.
Conscient du danger, et sur l’insistance de son entourage, ce dernier avait quitté son maquis, probablement la veille. Il se dirigeait alors vers un nouvel emplacement dont, prétendait-on, Alexandre Mbénd avait entrepris l’aménagement. Mais celui-ci traînait en longueur. Um et ses compagnons choisirent donc d’attendre près d’un rocher que jouxtait un marigot. Dans le maquis, ce matin-là, Mayi Matip avait procédé à une consultation oraculaire. Selon ses dires, aucun augure ne prévoyait de catastrophe.
La patrouille accéléra le pas. Très vite, elle repéra le groupe. En faisait partie Martha, la compagne de Um dans le maquis. Celle-ci portait un enfant, Daniel Ruben Um Nyobè. Il y avait aussi Um Ngos, le gardien du grand maquis, Pierre Yém Mback, le secrétaire, Yèmbèl Nyébél, l’agent administratif, Ruth Poha, la belle-mère de Um, et Ruben Um Nyobè lui-même. Aussitôt, les fusils se mirent à crépiter. Yém Mback fut atteint le premier. Les militaires, dont un conscrit tchadien, Sara Abdoulaye, tiraient dans tous les sens.
Les « pisteurs » n’avaient pas reconnu Um d’emblée. Dès que la fusillade éclata, Yém Mback tombant presque à ses pieds, Um s’efforça d’enjamber un tronc d’arbre qui l’empêchait de contourner le rocher et de s’enfuir. C’est alors qu’un des guides, Makon ma Bikat, le désigna à la troupe. Abdoulaye tira et l’atteignit de dos. Um s’écroula, laissant tomber non loin de là une serviette renfermant quelques documents et des carnets où il notait ses songes, puis mourut en râlant.
La profanation d’un cadavre
Le cadavre de Um fut transporté à l’hôpital public de la ville, où le médecin Ntimban effectua les examens nécessaires pour dresser un constat de décès. Puis on exposa le mort dans l’une des salles ordinairement prévues pour accueillir les malades.
Entre-temps, les autorités avaient procédé à la publication et à la diffusion d’un tract annonçant la chute du « Dieu qui s’était trompé ». Tiré à plusieurs milliers d’exemplaires, ce tract fut distribué dans la plupart des grands centres urbains du Sud-Cameroun situés le long du chemin de fer. Il représentait une photographie de Um vaincu par la mort et étendu au sol.
Alors que le cadavre était exposé à l’hôpital, Jacques Bitjoka-un des principaux chefs des milices dites d’auto-défense que l’administration avait organisées et financées pour contrer l’U.P.C. tenta de le profaner. Il l’abreuva d’insultes, frappa le front du mort de son index droit, et mit ce dernier au défi de se mettre debout et de se mesurer à lui dans un duel dont, assurait-il, lui, Bitjoka ne pouvait que sortir vainqueur. Certes, on ne pouvait pas faire disparaître entièrement le corps. Mais l’idée de lui trancher la tête et d’en retirer le cerveau afin de l’examiner fut avancée. Le cérémonial de l’enterrement fut à l’image des reprouvés. Les familles ne furent pas invitées. On exigea des gens qu’ils s’abstiennent de toutes lamentations, même si la consigne ne fut point totalement respectée.
Le pasteur Song Nlend (de la mission presbytérienne américaine) assura une brève cérémonie. Les rites appropriés pour le genre de mort auquel Um avait succombé (nyèmb matjel) ne furent cependant pas respectées. L’on ne questionna point le mort. On n’offrit pas de repas. Rien ne fut expliqué. Il ne fut certes pas privé de sépulture.
Mais, sur recommandation formelle des autorités de l’Etat, on immergea son corps dans un bloc massif de béton enfoui dans le sol. Pour mesurer l’ampleur du drame symbolique que constitua l’enterrement de Um, il importe de rappeler qu’il fut assassiné pour s’être opposé sans compromis au régime colonial et pour avoir résisté à la corruption à laquelle recourait l’administration pour vaincre moralement les africains qui osaient se dresser contre elle. Il échappa aussi à l’exécution publique à laquelle l’Etat colonial avait coutume de condamner les dissidents (cas de Douala Manga Bell et de Martin-Paul Samba en 1914).
Compte tenu du fait qu’il avait, de son vivant, attenté à la vie à l’ordre, l’Etat voulu organiser son enterrement comme une tentative de réparation de ce même ordre (…). En jouant sur les images de l’ordre et du désordre à travers la manière même de l’enterrer, l’on cherchait à retirer à cette mort ce qui qui la rendait parlante. L’Etat colonial voulu donc faire taire le mort. Et il s’y prit de plusieurs façons.
D’abord, de la brousse où il fut abattu jusqu’au village de Liyong où les paysans l’identifièrent, on traina le cadavre dans la boue. Cela le défigura, sa peau, sa tête, ses cheveux et son visage ayant été profondément déchirés. Um perdit donc sa figure singulière, la netteté de ses traits, ses formes distinctives, bref, son aspect humain. En défigurant le cadavre, on voulut détruire l’individualité de son corps et le ramener à une masse informe et méconnaissable. Il eut ensuite l’outrage perpétré par Bitjoka. Cet outrage répondait à un souci. Puisque nul n’avait réussi à humilier ce mort de son vivant, il fallait déshonorer sa dépouille, en lui barrant physiquement l’accès au statut de mort glorieux que sa vie, son témoignage et le drame de sa fin lui avaient mérité. C’est dans le même esprit qu’on ne lui accorda qu’une tombe misérable et anonyme. Aucune épitaphe, aucun signalement particulier n’y furent inscrits. Puisqu’il fallait nier tout ce dont sa vie témoignait en en faisant un mort sans visage, rien ne devait subsister qui fit briller sur ce cadavre, un dernier reflet de vie.
Comme pour atteindre le comble, on l’enterra immergé dans un bloc de massif de béton. L’Etat colonial cherchait ainsi à brouiller définitivement les liens de Um avec le sol où il reposait, et où, selon le principe de l’autochtonie propre à la société dont il descendait, se perpétuaient ses rapports avec sa lignée, sa descendance. Il s’agissait, au total, d’effacer Um de la mémoire des hommes en le renvoyant au chaos où il ne serait plus strictement personne.
Lorsqu’en 1960 l’indépendance pour laquelle il avait milité et pour laquelle il fut tué échut finalement aux forces qui en avaient combattu le principe, l’Etat postcolonial veilla à ce que qu’aucun dispositif de mémorisation ne rappelle ce mort ».
Testament post mortem
Que retenir à la lecture de ce récit épique, et surtout quelles conséquences pourrions-nous en tirer ?
Simplement, que l’on peut sans doute assassiner un homme et profaner un cadavre, mais que nul ne peut ni censurer, ni emprisonner, encore moins assassiner l’imaginaire et profaner durablement la mémoire. Um Nyobè fut un patriote sincère ainsi qu’un nationaliste intègre. La haute idée qu’il avait du destin de son pays est appelée à inspirer encore pour longtemps ses descendants. Par descendants, je ne parle point du petit groupe de comédiens qui, depuis une vingtaine d’années, se disputent bruyamment et sans remord, sa dépouille politique, au risque de faire croire à la multitude que ce patriote africain serait la propriété privée d’un village.
Je parle de tous les citoyens camerounais d’abord, auxquels il enseigna que notre destin dans le monde n’était point de vivre courbé.
L’auteur de ces lignes demeure fasciné par la vive et précoce intelligence de cet homme. Au panthéon des héros africains, sa préséance ne fait pas de doute à mes yeux. Il nous faudra toutefois se garder d’établir complètement avec cette figure, cette sorte de relation quasiment religieuse, qui nous empêcherait d’approfondir les raisons pour lesquelles, l’utopie qu’il porta si intensément jusqu’en septembre 1958, échoua à s’accomplir, au-delà de la cruauté idiote d’un colonialisme criminel que la France incarna de la manière la plus grotesque et la plus inhumaine… ».
N.R.M