Mouvement spontané, né sur internet mais largement concrétisé dans la rue sans l'aide des syndicats et autres corps intermédiaires, le mouvement des "gilets jaunes" tranche avec les autres formes de manifestation.
Samedi, ils étaient près de 300.000 dans toute la France, gilet fluo sur le dos, à occuper les ronds-points, barrer les routes et bloquer les péages. Dimanche, des points de blocage subsistaient encore, tenus par 46.000 manifestants. Lundi, quelque 20.000 irréductibles visaient surtout les axes routiers et les dépôts de carburants. Quelques chiffres qui illustrent le succès de la mobilisation des "gilets jaunes". Mais au-delà de son ampleur, cette expression du ras-le-bol populaire se démarque en de nombreux points des formes de manifestation habituelles.
Une mobilisation née sur les réseaux sociaux.
Pour comprendre la singularité du mouvement des "gilets jaunes", il faut d'abord s'intéresser à sa genèse. Celle-ci se retrouve sur Internet, et plus particulièrement les réseaux sociaux. Jacqueline Mouraud, qui est devenue l'une des figures de proue de la contestation, s'est fait connaître en filmant une petite vidéo avec son smartphone et en la diffusant sur Facebook. C'est aussi sur cette plateforme que de nombreuses actions concrètes le jour J se sont organisées. Des pages avec une carte en direct des blocages ont été "aimées", donc suivies, par des dizaines de milliers d'internautes. Elles ont également mis à disposition des pétitions, partagées sous forme de Google Doc, à remettre aux députés de chaque région.
"La force des gilets jaunes, c'est celle des réseaux sociaux, des pétitions en ligne et de Facebook. La colère est réelle mais l'outil, lui, reste virtuel", analyse Bernard Vivier, directeur de l'Institut supérieur du Travail, au micro d'Europe 1. Pour Stéphane Sirot, historien spécialiste des mouvements sociaux et du syndicalisme, "cette forme de mobilisation avec une telle ampleur est inédite dans le champ social". "On entend beaucoup de comparaisons avec le mouvement poujadiste ou les jacqueries moyenâgeuses. Il me semble que cela atteint vite ses limites", nous explique-t-il. "Si comparaison il faut faire, même si là aussi cela va trouver une limite, c'est plutôt avec les printemps arabes. Parce qu'on a quelque chose de commun : le fait que tout est parti, s'est organisé via les réseaux sociaux, de manière totalement horizontale." Et c'est cela qui est inédit. "Dans la façon dont la mayonnaise a pris, on est là face à un objet nouveau en France, mais pas si nouveau si on va voir ailleurs", conclut Stéphane Sirot.
Du fait de sa naissance et sa propagation sur Internet, la colère était difficile à mesurer avant le 17 novembre. Tous ces "likes" sur Facebook allaient-ils se traduire par des barricades ? Les chiffres ne laissent aucune place au doute : avec 290.000 "gilets jaunes" sur le pont le samedi, et encore quelques milliers deux jours plus tard, les réseaux sociaux ont engendré une mobilisation bien réelle.
Présent, mais pas structuré.
De fait, si quelques portes-paroles ont émergé ici ou là, l'organisation très horizontale des actions, différents selon les endroits, peu ou pas encadrés, parfois même pas déclarés en préfecture, montre l'absence de structuration des "gilets jaunes". Ce qui pose aussi des problèmes, tant aux manifestants qu'aux responsables politiques. Les premiers peuvent se retrouver débordés, ce qui a parfois été le cas. La mobilisation de ce week-end a été émaillée d'incidents avec des rixes, des insultes racistes, de fortes tensions entre manifestants et automobilistes. Le bilan, qui s'élève à un mort et plus de 400 blessés, dont 14 graves, est extrêmement lourd pour une manifestation.
Pour le gouvernement, le manque de structuration se traduit par une "absence d'interlocuteur" identifiée. "Le pouvoir à affaire à un interlocuteur collectif, qui plus est très éclaté. C'est beaucoup plus difficile d'avoir une prise.
Résultat: "pour le moment, la situation qui se dessine est celle d'un clivage, d'une polarisation des choses", estime l'historien. "Cela ne semble pouvoir aboutir qu'à la défaite totale des uns ou des autres. Si c'est celle du gouvernement, cela engendrera une crise politique. Si c'est celle des manifestants, c'est un ressentiment supplémentaire qui apparaîtra." En attendant, le mouvement se poursuit et ne semble pas démordre.
Stéphane Nzesseu